#49 - La quête onirique de Kadath l'Inconnue

illustration howard phillips lovecraft kadath randolph carter
Tindalos #49 - Lovecraft : La quête onirique de Kadath l'Inconnue (1926-1927) - épisode 1/11

épisode 1/11

       Voilà une histoire de grande envergure, nécessitant une mise en musique dense et variée. Les ambiances seront très différentes en fonction des épisodes, certains thèmes n'apparaissant qu'à certains moments tandis que d'autres irriguent tout le récit.

       Bien évidemment, le premier matériau thématique à rechercher est celui de Randolph Carter, le héros. Déjà évoqué dans #47, la clé d'argent, il est ici indispensable :

thème musique partition randolph carter

       Depuis La clé d'argent, nous utilisons les trois premières notes du thème jouées à la basse, avec dans la partie supérieure un retard de tierce. L'effet expressif est particulièrement saisissant :

partition musique thème harmonie randolph carter

       Ici, nous exposons dès les premières lignes du récit une harmonisation complète du nom de Randolph Carter, comme si son nom était joué par un quatuor à cordes (violon 1, violon 2, alto, violoncelle). Les retards et appogiatures, notes ornementales très expressives en raison des dissonances qu'elles provoquent, sont ici nombreuses, et les changements harmoniques parfois surprenants : la mineur sur les quatre premières mesures, qui bifurque vers sol mineur (mes. 5), retourne vers la mineur (mes. 10) ou sol mineur (mes. 11), avant de s'éloigner radicalement vers un accord de mib majeur renversé (mes. 12) et lab majeur renversé (mes. 13). L'accord enfin atteint, do - mib - lab, est très éloigné du premier (deux bémols modifient la couleur). Et pourtant, le do de la basse permet de retourner à la tête du thème, à la manière d'une note pivot (le R de Carter faisant le pont avec le R de Randolph) :

partition musique harmonisation quatuor randolph carter

 

       Vient ensuite un thème important, celui de Kadath. Mélodiquement assez pauvre, tournant autour des mêmes notes, il a le mérite d'installer une atmosphère très particulière. Je le joue uniquement au piano, avec beaucoup de pédale de résonance, afin de créer un sentiment d'éloignement et de grandeur évanescente. Le thème est successivement joué en notes simples, puis octavié dans l'aigu, puis harmonisé :

thème musique partition Kadath mélodie
thème partition musique Kadath harmonie

       Dans sa présentation harmonique, je m'enfonce dans les parties graves du piano, et recherche des enchaînements très hiératiques, froids, sans lien entre eux dans le cercle tonal. Les deux premiers, par exemple, enchaînent les accords parfaits de b mineur et si mineur, avec de bonnes quintes parallèles (contre toutes les règles de l'harmonie). Les sentiments d'étrangeté, de rudesse et d'épaisseur surgissent rapidement. Tout ceci aboutit, par glissement chromatique, à l'accord parfait mineur de sib. Les blocs de sons doivent rendre l'image des blocs de pierre...

       

       Il est rapidement question d'Azathoth, qui glougloute et blasphème au centre de l'Infini... le "thème Azathoth" a déjà été utilisé, dans la nouvelle éponyme #31 Azathoth, et paraît très austère et creux avec son bond de quinte initial et ses octaves répétées (le double si b, conséquence de la répétition TH de azaTHoTH) :

musique partition thème Azathoth

       Le traitement musical est ici bien différent de tout ce qui précède. Autant les thèmes "Randolph Carter" et "Kadath" pouvaient renvoyer à quelque chose de tonal, de vaguement occidental dans les enchaînements harmoniques, de probablement cohérent en matière de rythme, autant le thème "Azathoth" doit échapper à tout sentiment de repos, à tout repère auditif stable. Ainsi, les points de repère habituels sont évacués : absence de tempo, absence de mélodie, absence d'harmonie, absence de sonorité clairement définie... tout n'est que râle, traînement, tournoiement, comme une sorte de respiration inquiétante...

       Joué dans l'extrême grave, l'enchaînement des notes fait surtout ressortir la première et la quatrième note (mi et si b), intervalle de quinte diminuée particulièrement instable.

       

       Nous entendons ensuite le thème de "Celephaïs", lui aussi entendu lors de la nouvelle éponyme #17 Celephaïs. Occasion de réutiliser le même thème, avec des harmonies semblables, mais avec l'adjonction de voix de soprano pour auréoler la cité d'une lumière plus éclatante.

partition musique Celephaïs thème
partition musique celephaïs harmonie

       

       La dernière partie musicale conséquente (à part un rappel d'Atal et Barzaï le Sage au sommet de l'Hatheg-Kla, réminiscence de la vidéo #28 Les autres dieux), concerne l'arrivée de Randolph Carter à Ulthar, la célèbre cité des chats. Je n'ai pas réutilisé le thème d'Atal, mais ai voulu m'emparer du thème "Ulthar". Très doux, et chromatique dans ses dernières notes, il convient parfaitement au traitement suggéré par Lovecraft lui-même. Puisque Randolph Carter parcourt cette cité où s'élève la mélodie des luths et des chants, j'ai voulu traiter le thème à la manière des luthistes du XVIe et XVIIe siècle. Nous ne sommes pas loin d'une atmosphère à la Ennemond Gaultier.

musique partition Ulthar thème
musique partition Ulthar thème harmonie

       Ici, la main droite joue la mélodie principale (le thème exposé plus haut), tandis que la main gauche réalise les arpèges brisées de l'harmonie.

       Dans l'enregistrement, je commence par égrainer les notes de l'accompagnement, de manière très détendue. Le temps, s'il est ici mesuré - contrairement au thème Azathoth - avec une carrure ternaire 6/8, est toutefois très souple. Arrivé à 0'40,  je commence par exposer les quatre premières notes ULTH (mib - solb - sib - sib) puis m'interromps. La main gauche poursuit, comme si elle tenait le rôle de premier plan. Climat d'attente, de langueur, de rêverie, de relâchement. À 1'08, nous entendons enfin le thème d'Ulthar en entier, joué par deux fois. De 1'30 à 1'51, l'auditeur percevra la tête du thème "Randolph Carter", elle aussi jouée deux fois. La suite est facilement repérable : le thème d'Ulthar revient par deux fois, puis à nouveau la tête du thème "Randolph Carter", cette fois-ci jouée deux fois dans l'aigu.


Commentaires: 6
  • #6

    Tindalos (dimanche, 28 février 2021 11:19)

    @Chatin noir d'Ulthar
    ... alors là, avec J.-S. Bach et Konrad Junghänel, nous sommes au plus près des dieux...

  • #5

    Chaton noir d'Ulthar (dimanche, 28 février 2021 10:42)

    Toute suggestion est la bienvenue, j'ai une certaine faiblesse, pour ne pas dire une faiblesse certaine, pour le luth baroque et la magie du contrepoint. Hors symphonies, mes pièces classiques préférées sont les pièces de luth de Bach, avec une nette préférence pour l'interprétation qu'en fit Konrad Junghänel. L'enchaînement Gigue & Double (BWV 997) caracole en tête de mes obsessions.

  • #4

    Tindalos (vendredi, 26 février 2021 15:41)

    @Chaton noir d'Ulthar
    Merci beaucoup pour ce sympathique message !
    Si vous aimez cette ambiance musicale, je vous recommande vivement les luthistes français des XVIe et XVIIe siècle, Ennemond Gautier en tête. C'est stylistiquement différent, certes, mais les sentiments d'intimité et de calme sérénité sont du même esprit.

  • #3

    Chaton noir d'Ulthar (vendredi, 26 février 2021 10:32)

    Tindalos, votre composition "Repos à Ulthar" est exceptionnelle. Je l'écoute en boucle depuis que je me suis (re)lancée dans la quête de Kadath l'inconnue grâce à vos narrations. Les songes de l'homme de Providence, depuis les ténèbres extérieurs sans commencement ni fin, doivent être d'une douceur tout aussi infinie quand des artistes d'une telle qualité s'attellent à ramener tels des Herbert West sa postérité d'outre-tombe. Merci infiniment. Je ferai un petit détour par votre patreon sous peu.

  • #2

    Tindalos (mercredi, 17 juin 2020)

    @Thomas Ruiz
    Merci beaucoup ! le terme de "leitmotiv" est spécialement bien trouvé, puisque je tisse un réseau musical thématique de nouvelle en nouvelle, précisément à la manière de Richard Wagner (le génie en moins). Exactement comme les multiples thèmes (leitmotive) irriguent L'Anneau du Nibelung (la Tétralogie) - le leitmotiv du Rhin, de la malédiction d'Alberich, du Walhall, de l'épée de Siegfried, etc. - je traite en variations continues les multiples lieux, personnages, ou objets des récits Lovecraftiens...
    Oui, oui, Wagner est bien un modèle de structure musicale à grande échelle, bien vu !

  • #1

    Thomas Ruiz (jeudi, 11 juin 2020 14:59)

    Magnifique exposition de leitmotiv et développement de thèmes, un travail d'horloger, une magie puissante transparaît derrière ton travail quand on en découvre les arcanes bienveillantes. Bravo pour tout je suis admiratif devant la cohérence et l'ingéniosité de l’entièreté de ton travail. Meilleures pensées.