L'ambiance du chapitre 1 doit être à l'image de son contenu : Lovecraft entretient l'étrange, donne les premières informations, plante le décor, mais ne révèle rien. Le lecteur est confronté à l'étrangeté de Charles Dexter Ward ; plus encore, il est confronté à "l'après final", ce qui se passe après le dénouement du chapitre 5... Charles Dexter Ward s'est "enfui", ne laissant dans sa cellule de la clinique du Dr Waite qu'une étrange poussière bleu-gris.
Musicalement, les choses doivent être identiques : plonger l'auditeur dans un climat d'attente, de tension sous-jacente, sans pour autant l'attirer vers une thématique particulière. Le sentiment d'étrangeté doit glisser comme du sable sur les doigts... avec la désagréable impression de ne rien pouvoir tenir au bout du compte.
C'est l'occasion de faire entendre deux thèmes principaux. Le premier est naturellement celui de "Charles Dexter Ward" (transcrit en notes selon le procédé maintenant bien connu) :
Surtout, ce thème "Charles Dexter Ward" est très particulier : il est très chromatique, c'est-à-dire que les notes utilisées passent de demi-ton en demi-ton (en appuyant sur les touches blanches et noires du piano, ici dans l'ordre ascendant). Le chromatisme est utilisé depuis longtemps (la Renaissance) et très souvent pour exprimer un sentiment de douleur dépressive ou de tension croissante. Chance incroyable, le thème Charles Dexter Ward débute par quatre notes chromatiques !
Puis je fais entendre le thème "Joseph Curwen" :
Encore que, je n'utilise que le nom de famille... laissant le prénom pour plus tard... le lecteur n'a qu'une vision pour l'instant très lointaine du personnage... apprenons à cacher un peu pour mieux dévoiler par la suite...
À plusieurs reprises, la lecture du texte est accompagnée par un simple piano. Je joue en ppp voire pppp, c'est-à-dire extrêmement doucement - les notes sont à peine effleurées, appuyée sans aucune pression de la main ou du bras, en glissant très légèrement sur la touche, afin de créer un timbre diaphane. Il n'y a bien entendu aucun tempo, aucun accompagnement, rien qui permette à l'auditeur de poser tranquillement son oreille quelque part. Je déroule ainsi le thème "Charles Dexter Ward", en notes seules, parfois doublées à l'octave dans le grave pour "faire sombrer" la dernière lettre... puis fais entendre le thème "Curwen".
À 1'03, je dégage le thème "Curwen", mais le redresse de manière harmonique : certaines notes graves sont basculées dans l'aigu, mais la succession est identique. En fait, au piano, je joue "CUR - CUR - WEN - WEN", puis recommence à 1'22.
Puis, de 1'39 à la fin, je déroule à nouveau le thème "Charles Dexter Ward", mais en dégageant la dernière note dans un registre inattendu (le "S" de Charles et le "R" de Dexter dans l'aigu, le "D" de Ward dans le médium), puis termine en "démembrant" les quatre notes WARD, en cassant les registres en deux...
La seconde plage sonore utilisée dans cet extrait repose sur des principes analogues. Elle est composée de deux plans bien distincts : des cordes frottées aiguës, et des cordes pincées graves.
Les cordes frottées aiguës vont en s'épaississant : note unique pour commencer (la), puis seconde note (mib)... ces deux notes tiennent, même à l'apparition de la troisième (do)... mais oui, ce sont les trois premières notes de Curwen... fatalement, les suivantes s'ajoutent, si bien que nous avons les 6 notes CURWEN qui forment un bloc complet à partit de 0'59, et qui tient tandis que d'autres notes apparaissent... mais elles ne sont que les notes CURWEN jouées dans l'aigu. Peu à peu, c'est le chemin inverse : une fois touché le point culminant (le mi, à 1'55), les notes sont peu à enlevées afin de rejoindre une note isolée.
En dessous, les cordes graves jouent en pizzicato (en pinçant les cordes), et déroulent les notes CHARLES suivant un rythme qui tend à s'imposer (mais qui échappe pour autant totalement à la nappe supérieure). Les notes sont jouées avec un léger rebond, comme une sorte d'écho. A chaque présentation du thème, le registre devient de plus en plus aigu - comme si la logique de superposition et d'accroissement vers l'aigu de la nappe des cordes frottées trouvait un parallèle dans la progression des cordes pincées :
C'est de la même manière que sont ensuite traités les fragments DEXTER (deux fois consécutives, de 1'13 à 1'43), puis WARD (1'46 à 1'58). Puis, à nouveau, deux fois CHARLES, une fois DEXTER, deux fois WARD.
Ainsi, le nom de Joseph Curwen (dans l'aigu) enrobe le nom Charles Dexter Ward (dans le grave). Les deux personnages sont musicalement distincts, mais leurs thématiques s'entrecroisent, se confondent, et se troublent l'une l'autre. Les raisons seront expliquées par le texte lui-même... dans quelques chapitres...